Stendhal, Lettre de Paris au London Magazine, janvier 1825
Stendhal, Lettre de Paris
au London Magazine, janvier 1825
1 - Stendhal, Lettre au London Magazine, n° 1, janvier 1825, texte intégral
2 - Sources
3 - Couverture du London Magazine de janvier 1825
4 - «Les partis qui divisent notre littérature», Stendhal, 1825, tableau
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1 - Stendhal, Lettre au London Magazine, n° 1, janvier 1825
(18 décembre 1824)
Oui, mon ami, je vous rendrai compte tous les mois de l’état de la littérature française. Je ne ferai que nommer les livres médiocres qui peuvent paraître au cours du mois et je m’étendrai un peu plus longuement sur ceux que devrait acheter l’amateur de littérature française en Angleterre. Les Français qui lisent dans l’original l’œuvre de Byron, de Walter Scott, de Godwin, etc…, désirent depuis longtemps qu’un Anglais leur désigne tous les mois les livres qu’ils doivent se procurer. Vous croirez à peine que ce fut le pitoyable roman du Vampire qui fit connaître à Paris le nom de Lord Byron, de ce Lord Byron dont toutes les femmes ont maintenant les œuvres dans leurs bibliothèques. Ce ne fut que par hasard que nous avons appris en 1815 l’existence de l’Edinburgh Review dont peu de temps après on se moqua tant à cause de ses articles sur Chénier.
J’éprouve moi-même excessivement d’embarras pour tout ce qui touche les lettres anglaises ; aussi essayerai-je de préserver, en Angleterre, tous les gens qui aiment la littérature française. Je ferai de mon mieux pour être impartial dans mes jugements ; ils ne seront tranchants que dans la forme, parce que je veux embrasser le plus d’idées possible en très peu de mots.
J’espère être impartial pour les raisons que voici : 1° Je ne suis pas moi-même auteur et je n’ai jamais rien imprimé, aussi je ne me vois pas de rivaux chez les écrivains grands ou petits qui cherchent à attirer l’attention du public ; 2° Je trouve matière à rire autant qu’à louer dans les deux partis qui divisent notre littérature : le parti de Jouy, Étienne et Cie et le parti des disciples de M. Cousin qui défendent le spiritualisme et un kantisme modéré. Ces derniers ont dernièrement fondé un journal appelé Globe, qui est passablement sensé et ennuyeux au possible.
Ces deux partis littéraires sont exactement comme les Cavaliers et les Têtes rondes du temps de votre Charles Ier. Les littérateurs de la cabale Jouy, Étienne, etc., etc. sont gais, intelligents et légers, avec un grain de fatuité, suivant l’exemple de M. Jouy, leur chef, qui voudrait se faire appeler Jouy le Voltairien. Ils ne sont coupables d’aucune idée. Ils sont du reste les ennemis acharnés de toute nouveauté qui pourrait les obliger à exprimer une idée dans leurs livres ou dans les journaux où ils collaborent et qui leur ont servi à persuader tout le monde de leur talent. Les journaux de MM. Étienne, Jouy et de leurs aides de camp, MM. Jay, Tissot, Arnaud, Félix Bodin, Thiers, sont politiques comme le Constitutionnel ou littéraires comme la Pandore, le Corsaire, le Diable Boiteux, le Mercure. Le Constitutionnel a vingt mille abonnés et est rédigé avec une habileté remarquable ; il touche tous les lecteurs de province.
Les disciples de M. Cousin, que je compare aux Têtes rondes de Charles Ier et de Charles II, sont graves au contraire, ils ont la gaîté en horreur ; ils sont, en outre, un peu pédants et souvent obscurs dans leurs raisonnements. Ils ont beau les conduire avec toutes les formes de parfaits dialecticiens, la vraie logique est malheureusement ce qui leur manque le plus. Quarante ou cinquante de ces Cousinistes contempteurs de la philosophie que Condillac a fondée sur l’expérience, se sont réunis, comme je l’ai déjà dit, pour publier un journal littéraire intitulé le Globe. Ce journal paraît trois fois par semaine et a déjà eu cinquante numéros. Ses rédacteurs sont en général des jeunes gens sincères dans la recherche de la vérité mais qui ont malheureusement la tête faible et le cœur chaud ; en d’autres termes, ils n’ont pas une grande puissance de raisonnement, mais ils possèdent une imagination très fertile. Ils adhèrent avec fanatisme à la philosophie de Platon et changent de croyance tous les ans.
Les gens du Globe sont, comme il a été dit, graves et réfléchis ; on croirait que la gaîté les offense. Il y a quelque chose de puritain chez eux qui forme un contraste frappant avec l’impertinente vivacité du parti de Jouy et d’Étienne. Aucun d’eux n’est encore célèbre mais à mon avis plusieurs le deviendront bientôt. Ils écrivent dans les journaux des articles qui auraient été il y a six ans publiés sous forme de pamphlets et qui ont un grand succès. Le Courrier Français, journal politique, se rapproche des doctrines du Globe et contient des articles très supérieurs.
Je ne vous parlerai que pour mémoire du parti ultra dirigé par une association obscure, appelée la Société Royale des Bonnes Lettres, que M. Chateaubriand le grand hypocrite de France, daigne présider une fois par an. Elle se réunit dans un salon mal éclairé et étouffant, ouvert tous les soirs aux littérateurs de second ordre et aux pauvres vieilles marquises du Faubourg Saint-Germain. La police, trouvant qu’elle ne peut malheureusement pas détruire la littérature comme en Autriche et voulant au moins la diriger et régner sur elle, a soin de donner la Croix de la Légion d’honneur aux littérateurs des Bonnes Lettres, toutes les fois que le public siffle une de leurs tragédies ou honore d’un mépris marqué l’un de leurs mauvais poèmes. C’est ordinairement le parti d’Étienne qui prend sur lui de couvrir de boue ces pauvres diables.
Les chefs du club des Bonnes Lettres sont M. Lacretelle, auteur d’une ennuyeuse et mensongère Histoire de la Révolution Française que Napoléon a extrêmement caractérisée dans ses Conversations de Sainte-Hélène, et M. Ancelot, auteur de ces tragédies : Louis XI et Fiesque. Ces messieurs ont, paraît-il, un culte absolument sans limites pour le pouvoir. Une douzaine de poètes inconnus à dix lieues de Paris, MM. Guiraud, Soumet, de Vigny, Lefèvre, Mennechet, etc., etc. lisent leurs vers à la Société des Bonnes Lettres. Ils prétendent imiter Lord Byron et ils réussissent assez passablement à attraper quelques-unes de ses absurdités. Ils ne cessent d’entretenir le public de leur misanthropie, des profondes «émotions de leurs âmes», comme si ces pauvres diables en étaient vraiment riches !
Ce sont les gens les plus secs et les plus plats du monde, de vrais fats littéraires. L’un d’entre eux, M. Hugo, auteur d’un roman célèbre, Han d’Islande, fait des odes à l’imitation de J.-B. Rousseau. Ses vers sonnent bien et sont adroitement tournés, mais ils ne veulent absolument rien dire ; ils ne contiennent positivement pas la plus petite parcelle d’idée. C’est à cela que leur auteur doit précisément la protection du parti ultra subalterne, qui ne déteste rien tant que les idées et qui enverrait coucher, si cela était possible, la faculté de penser du peuple français. Les jésuites se chargent de la fortune des petits littérateurs des Bonnes Lettres. Ce parti possède quatre ou cinq journaux littéraires peu connus, tels que les Lettres Champenoises, les Annales des Arts et la Muse.
La situation des trois partis littéraires est actuellement celle-ci :
1° Le parti des Bonnes Lettres ne compte pour rien cette année. Il a encouru le mépris en proportion de l’argent que la police a distribué aux littérateurs de talent.
2° Le parti de Jouy, Étienne et Cie est en train de tomber. Les chefs de la maison se sont enrichis, et le public commence à s’apercevoir que depuis trois quatre mois ces messieurs n’ont pas émis une seule nouvelle idée. Les Hermites en Prison de MM. Jouy et Jay, quoiqu’excessivement bien puffés par le Constitutionnel, ont ennuyé toute la France. Les auteurs ont une fois de plus empoché une bonne somme grâce à cette œuvre, mais celle-ci a porté le dernier coup à leur réputation. Ils sont maintenant catalogués ennuyeux. M. Jouy qui vient de faire imprimer l’édition complète de ses œuvres en trente volumes, in-8°, ne trouvera pas d’acheteurs et devra perdre cinquante mille francs dans cette opération.
3° Le parti spiritualiste s’élève rapidement et sera probablement dans deux ou trois ans le parti régnant.
Conclusion : un jeune auteur qui veut une petite pension de douze cents francs et la croix doit faire partie des Bonnes Lettres. MM. Lacretelle, Roger, Ancelot, Chateaubriand le pousseront dans le monde.
S’il désire seulement un rapide succès de vente, il doit faire la cour à MM. Étienne et Jouy qui lui feront une réclame vigoureuse dans le Constitutionnel. C’est ainsi que MM. Étienne et Jouy ont fait une jolie réputation à deux jeunes historiens : MM. Félix Bodin et Thiers.
Enfin, le jeune écrivain qui débute dans la carrière et qui veut être considéré à Paris, et peut-être acquérir un peu de gloire, doit porter aux nues Platon, Proclus, Kant, Schelling, etc., etc., dénigrer Condillac et Cabanis, et essayer de faire insérer ses articles dans le Globe.
Un débutant qui veut brusquer la gloire et qui désire avoir de la considération dans les salons des duchesses à la mode doit se faire admettre dans la société de la Morale Chrétienne et choisir les épigraphes de ses œuvres dans la Bible, comme M. de Barante, car la religion est maintenant à la mode. L’aristocratie espère en retirer quelque avantage et essaie de constituer une sorte de protestantisme.
J’ai oublié de mentionner l’Académie, centre d’ambition si important avant la Révolution. À cette époque, pour être en sûreté, il était nécessaire d’appartenir à quelque grand corps : la cour, la noblesse, le clergé, la magistrature. Voltaire reçut un jour des coups de canne de M. le chevalier de Rohan, qui n’aurait pas osé frappé un bourgeois. Si, à l’époque de cette correction, Voltaire avait été de l’Académie, il est probable que cette affaire aurait pris un autre tour. Avant la Révolution, c’était donc un avantage que d’être académicien. Cette distinction pourrait encore être honorable ; elle ne l’est malheureusement plus. L’Académie Française s’est attiré le mépris des salons du Faubourg Saint-Germain pour avoir élu le 2 décembre dernier M. Droz, un pauvre diable inconnu, et pour avoir refusé d’ouvrir ses portes à M. de Lamartine, coryphée du parti ultra et recommandé par une jolie lettre de l’empereur Alexandre.
Il y a six mois, l’Académie s’était déjà attiré la haine des spiritualistes et du parti d’Étienne et de Jouy en rejetant M. Casimir Delavigne, le grand poète des libéraux. M. Droz fut élu parce qu’il appartenait à la Société du Déjeuner. Ces quinze dernières années, une douzaine de gens de lettres, la plupart sans talent, avaient décidé de déjeuner ensemble tous les dimanches et de se pousser les uns les autres à l’occasion de toutes les œuvres qu’ils publieraient. Deux d’entre eux, je pense que c’étaient MM. Picard et Roger, furent reçus à l’Académie, aussi les autres membres de la Société du Déjeuner firent-ils le serment «d’entrer à l’Académie» à leur tour et en dépit de leur obscurité ils y ont réussi. M. Droz était le seul déjeuner qui restait encore à élire. Ce pauvre homme a écrit un mauvais livre «sur le bonheur» qui inflige une véritable envie de bâiller à tous ceux qui s’aventurent à en tourner les pages.
Le motif ridicule et honteux de sa dernière élection a fait grand tort à la pauvre Académie. Elle ne peut être regardée désormais à Paris que comme une simple société littéraire et rien de plus puisqu’elle ne compte parmi ses membres ni MM. de Lamartine, Delavigne, de Béranger, les trois premiers poètes de l’époque, ni M. Le général Foy, le seul homme éloquent que possède la France, ni MM. Courier, Benjamin Constant, de Pradt, Mignet, Scribe, Guizot, de Barante, Royer-Collard, le Mackintosh de notre Chambre des députés. J’ai gardé pour la fin de cette sorte de préface aux lettres mensuelles, que je me propose de vous écrire, les traits caractéristiques de la littérature actuelle en France ; ils peuvent se résumer en une seule ligne : la Révolution commence en littérature.
Jusqu’à aujourd’hui la littérature était restée à beaucoup près ce qu’elle était en 1785 et telle que Grimm l’a peinte dans sa correspondance. De 1785 à 1791, l’enthousiasme de la vertu s’empara de tous les esprits. Ceux-ci étaient assez puérils pour s’imaginer qu’il était possible de faire une révolution dans renverser aucune classe d’intérêts. De 1791 à 1800, tout homme qui avait un peu d’âme cherchait à empêcher l’étranger de pénétrer en France et le plus grand souci du public devint d’échapper à la guillotine de Robespierre.
Il n’y avait point alors de public littéraire.
De 1800 à 1814, tous ceux qui possédaient de la force dans le caractère cherchaient à faire quelque chose à la suite de Napoléon et non point à écrire, la police de Fouché et de Savary leur eût-elle permis de se faire imprimer.
Tout le monde connaît la lettre de Savary à Mme de Staël à propos de son Allemagne. Napoléon défendit la représentation de l’Intrigante, comédie de M. Étienne et il nomma celui-ci censeur dramatique.
De 1814 à 1823, nous rêvions d’un gouvernement constitutionnel avec les deux chambres. Ceux qui avaient un esprit enthousiaste s’occupèrent à réfléchir sur le moyen d’assurer le bonheur du pays par des institutions modérées capables d’amener une sorte d’accommodement entre les partis. Depuis les élections de 1823, tout homme éclairé voit avec assez de netteté que la France finira par obtenir une constitution raisonnable et un véritable gouvernement avec les deux chambres, et que l’époque de l’établissement d’un système juste et constitutionnel sous la direction d’un ministère de centre gauche n’est reculé que de quelques années. Il est difficile d’espérer quelque équité ou quelque impartialité dans l’administration de la justice avant l’année 1840. Une liberté positive ne peut apparaître avant environ 1860. Ce délai est rendu nécessaire par la grande école de dépravation morale due à Napoléon de 1802 à 1814. Si par bonheur Napoléon avait été tué après la bataille d’Austerlitz nous aurions pu être réellement libres dès l’année 1830.
La vérité des opinions que je viens rapidement d’énoncer n’est pas douteuse et leur mélancolique certitude a tourné tous les hommes de talent vers des occupations littéraires où ils font entrer leur politique avec eux. Ils n’ont pas plus tôt pénétré dans ces milieux qu’ils y trouvent toujours en vigueur toutes les idées qui convenaient passablement bien à la société de 1786. Mais les vieilles recettes pour créer des beautés littéraires qui plaisent ne font plus l’affaire et ils ont décidé de les renverser.
D’ici à la fin des deux ou trois années qui vont venir, toutes les vieilles absurdités littéraires périront donc dans une Saint-Barthélemy générale. La Révolution va produire son effet sur la littérature. L’immense succès de l’Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant l’année 1812 par le général comte Philippe de Ségur porte un coup mortel aux anciennes formes littéraires. De tels ouvrages rejettent complètement dans l’ombre les anciennes gloires de la littérature française. Seuls les historiens de l’antiquité n’ont rien à redouter de la comparaison.
La littérature est sur le point de changer complètement et de revivre sous nos yeux grâce aux hommes qui, comme M. de Ségur, ne sont écrivains que parce qu’ils ont perdu leurs fonctions politiques. Sont dans le même cas : M. Daru, auteur de l’Histoire de Venise ; M. de Barante, préfet de Napoléon, qui publie l’Histoire des ducs de Bourgogne ; M. Fain, secrétaire du Cabinet de l’Empereur, à qui nous devons deux morceaux historiques intitulés Manuscrit de 1813 et Manuscrit de 1814.
Le seul écrivain simplement homme de lettres qui a du succès est M. Mignet dont l’Histoire de la Révolution française, en deux petits volumes, est un chef d’œuvre supérieur à tout ce qui a paru depuis cinquante ans. En dépit des assurances qu’il est de mode de donner ici, et bien que le livre de Mignet diffère complètement du genre d’histoire populaire en Angleterre, je suis persuadé que l’Histoire de la Révolution sera traduite en anglais. Sa lecture surprendra fort le bon peuple anglais qui n’a jamais compris l’époque de la Terreur, le plus grand phénomène politique auquel l’Europe ait assisté depuis six cents ans. M. Mignet prépare une troisième édition de son livre. Dans deux ou trois cents phrases environ, il a sacrifié la clarté à la brièveté ; il saura se débarrasser de cette obscurité comme de quelques expressions vagues qui déparent le commencement du premier volume. Le gouvernement d’ici a été très fâché de voir un tel ouvrage pénétrer dans toutes les classes de la société, au moment précis où il est sur le point d’accorder un milliard de francs aux émigrés et de restaurer en partie l’état civil du clergé.
Les journaux à la solde de la Trésorerie ont reçu l’ordre de ne jamais y faire allusion. D’autre part, cet admirable ouvrage a excité l’envie de tous les journalistes libéraux, qui sont eux-mêmes de jeunes littérateurs. On ne lui a jamais fait de réclame ; deux mille cinq cents exemplaires en ont pourtant été vendus presque exclusivement à Paris. Les provinces qui ressentent à leur tour tous les maux de la France et qui, pour la culture intellectuelle sont de vingt années en arrière de Paris, ne voyant dans les journaux (car les journaux en France équivalent à vos revues) aucune mention de M. Mignet et de son livre, ne connaissent rien ni de l’un ni de l’autre. Si je vous ai parlé si longuement de ce livre paru au moins depuis six mois, c’est qu’il est essentiel qu’il soit lu en Angleterre, pays qui a été empoisonné par les absurdités des Considérations sur la Révolution de Mme de Staël. L’effet de cette rapsodie sur le public anglais prouve jusqu’où peut aller la force du puffing dans votre pays. Le livre de Mme de Staël a donné le jour à une réfutation d M. Bailleul, autrefois député et ennemi personnel de Robespierre. L’ouvrage de M. Bailleul est ennuyeux, mais il est plein d’observations remarquablement justes et jusque-là inédites sur la France de 1793.
Je rappellerai seulement ici l’ouvrage de M. de Ségur et ceux de M. Fain, car il faudra certainement consacrer un article entier à des livres d’une telle importance. Les amis de M. Philippe de Ségur espèrent qu’il corrigera dans la seconde édition de son livre un grand nombre de phrases embarrassées et métaphysiques qu’on y rencontre. Tous les écrivains français d’un réel talent abominent à un tel point aujourd’hui les sottises ronflantes à la mode avant la Révolution, qu’ils tendent tout naturellement à écrire à la Salluste et tombent dans le défaut opposé, c’est-à-dire dans l’obscurité. Tel est par exemple le cas de M. Mignet et de M. de Ségur.
Je vous ai parlé il y a quelque temps de l’imprécision qui est pour le moment le péché mortel de la littérature française. C’est la faute des principaux articles du Constitutionnel ; la peur de Sainte-Pélagie (prison où MM. Jouy et Jay écrivirent leurs Hermites en Prison) en serait la cause si nous en croyons les auteurs eux-mêmes. L’imprécision du style et l’imprécision de la pensée sont les tristes défauts d’une Histoire de la Révolution Française due à MM. Thiers et Bodin, et qui a été couverte d’éloges à foison dans le Constitutionnel où écrivent les auteurs sous les ordres de M. Étienne. Une abondance malheureuse de périodes et de phrases sonores et ambitieuses enjolivées d’une chute piquante défigure tristement l’histoire dont je parle. Quatre volumes en viennent de paraître et elle sera complète en dix. Ce luxe de phrases rappelle une définition de Talleyrand : «Le rôle de la parole, a dit ce vétéran de la diplomatie, est de cacher la pensée».
MM. Guizot et de Barante sont de jeunes conseillers d’État, destitués par M. Villèle et qui font maintenant des livres. Ces messieurs ont conservé en littérature le nom du parti politique qu’ils essayèrent de former voici quatre ans ; ils étaient et sont toujours appelés les doctrinaires. Comme MM. Guizot, de Barante, de Broglie, de Staël ne perdent jamais de vue dans leurs discours comme dans leurs pamphlets le souci de s’assurer, en cas de retraite, une position à l’arrière, on dit qu’ils ont adopté la définition de M. de Talleyrand sur le rôle des mots.
Cette malheureuse obscurité phrasière défigure également une collection de Mémoires sur l’Histoire de France publiée par M. Guizot et par sa femme qui, il y a douze ou quinze ans, s’st acquis de la réputation en littérature sous le nom de Melle Pauline de Meulan. M. Thiers a moins de pénétration de pensée que M. Guizot, mais son style est plus clair. Ce qui me fait mettre quelque espoir en M. Thiers, c’est qu’il est très jeune. Le style des deux volumes qu’il vient justement de publier est plus châtié, moins ampoulé et moins ennuyeux que celui des deux précédents, parus en 1823.
Il y a actuellement deux manières de bien connaître la Révolution française. La première, que je recommande à ceux qui ne veulent pas lire plus de douze volumes sur le sujet, est de prendre les œuvres de MM. Mignet et Thiers. L’autre est de servir du livre de M. Mignet comme d’une sorte de carte générale de tout le pays, et des mémoires détaillés de Mme Roland de Mme Campan, de MM. Thibaudeau, le marquis de Ferrières, Bertrand de Molleville, Dumouriez, de Choiseul, de Vauban qui tiendront alors la place des cartes particulières à grande échelle. C’est la seule méthode pour obtenir une idée vraie de la Révolution qui est moins comprise en Angleterre que nulle part ailleurs, grâce aux idées romanesques de Burke et de Mme de Staël. Tout homme sincère et sensé sentira la vérité de ce que je dis en lisant les Mémoires de Thibaudeau dont les deux premiers volumes ont paru il y a six mois et qui ont valu à leur auteur actuellement à Bruxelles d’être persécuté. Ces deux volumes seront rapidement suivis de quatre autres, beaucoup plus intéressants que les précédents et qui prouveront jusqu’à quel point Napoléon joua de la crédulité de son chambellan, Las Cases. Le marquis de Ferrières est un aristocrate et un homme d’honneur qui, sans le savoir, prouve la vérité que les Mémoires de Mme Roland portent contre Louis XVI et surtout contre le comte d’Artois, aujourd’hui Charles X. Les mémoires et l’histoire publiés par M. Bernard de Molleville, qui mourut seulement en 1819, montrent que ce vieux ministre de l’infortuné Louis XVI conseillait sans cesse au roi de se parjurer.
La Biographie des contemporains publiée par le librairie Michaud qui, sous Napoléon, de même que MM. Royer-Collard, l’abbé Montesquiou, Becquey, Fiévée, etc., était l’espion des Bourbons, contient de nombreux articles rédigés par les personnes auxquelles ils sont consacrés. Ces mémoires dévoilent quantité d’attentats du parti royaliste que Burke, Chateaubriand et autres phraséologues ont constamment niés. Certains des mémoires que je suis en train d’indiquer à l’amateur d’histoire désireux de consacrer six mois à la Révolution française, sont horriblement ennuyeux comme par exemple les Mémoires de Gohier qui présidait le Directoire le 18 brumaire (novembre 1799), mais la plus grande partie d’entre eux est excessivement amusante.
M. de Talleyrand, âgé aujourd’hui de 70 ans, a écrit dix volumes de mémoires qui doivent paraître sous peu. L’ex-évêque d’Autun a fait une très admirable peinture de la cour de Louis XVI de 1775 à 1789 et de la société de cette époque. M. de Talleyrand, encouragé par quelques scènes des Mémoires de Lauzun et des Mémoires de Bezenval (4 vol.), a fait lire les quatre premiers volumes à quelques-uns des anciens pairs de France, ses contemporains. Ils sont aussi amusants que le Gil Blas. Je pourrai vous envoyer le Portrait de M. de Choiseul par M. l’évêque d’Autun.
Je compte vous parler des théâtres, mais avec moins de détails que ne le fît l’homme célèbre dont j’ai placé le nom en tête de ces lettres ; je n’ai certes pas la prétention absurde de le continuer, mais j’ai simplement voulu indiquer le modèle que j’ai adopté.
Les théâtres royaux à Paris coûtent tous très cher, les uns au budget du ministre de l’Intérieur, les autres à la liste civile. Ils sont sous la direction des premiers gentilshommes de la Chambre du roi ; ceux-ci sont au nombre de quatre. Ces places, avant la Révolution, étaient les plus honorables de France. Les gentilshommes qui les occupent aujourd’hui sont à la vérité très distingués ; ce sont dans le monde des hommes agréables, mais à la tête de l’administration ils ne se font remarquer que par leur excessive folie. Leur réputation d’absurdité a toutefois été récemment tout à fait éclipsé par celle que s’est acquise M. Sosthène de la Rochefoucauld, aide de camp du roi et directeur de l’Opéra.
M. Sosthène fit imprimer un programme annonçant qu’il donnerait un prix de quatre mille francs à l’auteur du livret d’opéra le plus moral, le plus religieux et le plus monarchique. Chaque ligne de cette annonce contenait une absurdité. Il est plutôt excessif, de la part d’un homme qui vit en état de double adultère avec Mme du Cayla, de prêcher la morale aux filles de l’Opéra, et c’est pourtant son passe-temps favori. Dans le même temps où il mangeait avec Mme du Cayla les cinq ou six millions que Louis XVIII donnait à cette dame comme prix de ses complaisances, il avait une très jolie femme qu’il négligeait. Le roi était très jaloux de lui. C’est un disciple des jésuites qui lui ont probablement appris à la fois la morale qu’il prêche et celle qu’il pratique.
C’est grâce à M. Sosthène que nous rions à Paris. Un malicieux petit journal, le Diable Boiteux, a entrepris de se moquer de lui en racontant chaque matin sa sottise de la veille. Le duc de Maillé et le roi sont abonnés au Diable. Le journal se voyant soutenu a été délicieux ces huit derniers jours. Sosthène découvrit qu’il avait des ennemis à la cour et jugea bon de se justifier. Mme la duchesse de *** recevait le 6 décembre ; il se rendit chez elle, se plaça le dos au feu et commença à parler, non pas à quelqu’un en particulier mais à tout le salon : «Messieurs, dit-il, on m’accuse de manquer de talent ; j’ai celui que Dieu m’a donné et je ne voudrais pas le changer pour le génie de Chateaubriand». Tout le monde se mit à écouter et il se fit un profond silence. Sosthène continua et parla extrêmement bien. Après s’être justifié sur la question du talent, il en vint aux mœurs : «Je suis accusé, dit-il, d’avoir de mauvaises mœurs. Où puis-je les avoir prises ? En ai-je jamais eu de mauvaises sous les yeux ? Je suis né dans une famille qui a toujours fréquenté des gens comme il faut. J’ai un naturel très doux. On m’accuse aussi de manquer d’instruction. Là, messieurs, l’injustice est encore manifeste. J’ai fait de bonnes études. Je sais le latin. Je ne peux pas dire que je le sais aussi bien qu’Homère…». Rien ne peut peindre l’éclat de rire qui échappa à toute l’assemblée ; et le rire fut d’autant plus irrésistible que, jusqu’à ce moment, Sosthène avait vraiment bien parlé. Tous les jours nous avons un trait semblable. Mardi dernier, à Sainte-Geneviève, Sosthène, qui était en compagnie de Mme du Cayla fit prier spécialement pour lui. En un mot, Sosthène est la joie de Paris et on parle encore plus de lui que de l’indemnité des émigrés ou de l’état civil du clergé.
Pour en revenir aux théâtres, ceux qu’administrent les quatre gentilshommes de la Chambre et M. Sosthène coûtent cinq cent mille francs par an et sont excessivement mal dirigés. Il est interdit de faire représenter sur la scène du Théâtre-Français ou de l’Odéon toute pièce qui serait une représentation fidèle de la société parisienne d’aujourd’hui. Le Théâtre-Français n’existe que grâce à Talma et surtout grâce à Melle Mars, très supérieure elle-même à Talma. Le public ne se lasse jamais d’aller voir les excellentes peintures de mœurs du siècle dernier, et les tragédies les plus remarquables dans le genre de celles de Racine et de Voltaire que jouent Talma et Melle Mars. Malheureusement, Melle Mars a 50 ans et Talma 60 ; et ils ont toujours par jalousie empêché de réussir auprès d’eux les acteurs qui avaient ou promettaient d’avoir du talent. Tous ceux qui auraient été susceptibles de rivaliser avec eux ou même de les pousser dans l’ombre ont été soigneusement éloignés de la scène. La société est si excessivement ennuyeuse en France, et la conversation y est si difficile que tous les théâtres de Paris sont pleins chaque soir. L’Odéon qui s’est installé depuis deux ans sur la rive gauche du fleuve, a augmenté les affaires de ce quartier de vingt millions de francs par an.
La comédie qui représente la société, moitié telle qu’elle est et moitié telle que l’a faite la pruderie du despote Napoléon, peut seulement se voir en ce moment au Gymnase et aux Variétés. Le Ci-devant Jeune Homme est une comédie imitée, avec tout l’esprit possible, du Mariage secret de Garrick. Mais l’organisation du Théâtre-Français et la stupidité excessive des gentilshommes de la Chambre du roi sont cause que le théâtre n’a rien produit depuis dix ans, en dehors du Ci-devant Jeune Homme, qui peigne le moins du monde la société d’aujourd’hui.
Le Gymnase ou Théâtre de Madame (duchesse de Berry) est le seul endroit où l’on puisse écouter la comédie actuelle. Trois causes empêchent la vraie comédie d’apparaître ailleurs : la censure dramatique, la folie des gentilshommes du roi et le goût pédantesque du public. Aussi, MM. Lauriston et Corbière, deux hommes très puissants et très sots, ont-ils lutté de tout leur possible pour anéantir le Gymnase. Je vous conseille de lire la Somnambule, le Nouveau Pourceaugnac, Michel et Christine, l’Héritière, la Mansarde des artistes, Julien ou 25 ans d’entre-acte. J’étais sur le point de dire un mot ou deux de chacune de ces pièces quand je me suis souvenu que vous les avez probablement vues et vous en êtes au théâtre de Tottenham Court Road.
Je dirai seulement un mot de Coralie ou la danseuse, le dernier chef-d’œuvre de M. Scribe. Ce jeune homme a écrit, soit seul, soit en collaboration, au moins cent pièces en un acte et cette production lui rapporte annuellement vingt-cinq mille francs. S’il avait écrit une pièce en cinq actes pour le Théâtre-Français, il aurait dû attendre sa représentation environ six ans, la police aurait affaibli toutes les situations les plus frappantes, et dilué les meilleures trouvailles de son œuvre ; et quand celle-ci aurait été jouée, elle lui aurait rapporté tout au plus dans les cinq ou six mille francs ; et je n’ai rien dit de toutes les petitesses dont il aurait dû se rendre coupable envers M. le Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi.
Coralie, danseuse, est courtisé par un lord anglais et aussi par le frère de la comtesse Charlotte. Ce frère a un ami, appelé Rolland, aussi timide que Marlow, dans She stoops to Conquer (Elle s’abaisse pour vaincre). Ce frère est sur le point d’épouser Coralie. La comtesse Charlotte n’a qu’un moyen de le sauver : elle se déguise en femme de chambre et entre au service de la danseuse Coralie. Elle apprend en secret la folie que son frère est sur le point de commettre ; mais elle rencontre Rolland ravi de trouver une femme de chambre qui ressemble tant à la femme qu’il adore et à qui il n’a jamais osé avouer son amour. Il lui dépeint la violence de son attachement pour la comtesse ; la comtesse alarmée quitte la maison de Coralie. Un peu après, ayant repris ses propres habits, elle rencontre Rolland et lui demande de lui dire comment sauver son frère. C’est là une scène délicieuse qui fait courir tout Paris et a valu à cette comédie un succès comparable à celui d’un roman de Walter Scott. Rolland raconte à la comtesse que Coralie aime son frère mais qu’elle ne l’épouse que parce qu’elle pense qu’à l’occasion de son mariage, la comtesse fera à ce frère qu’elle aime tant un cadeau d’un million de francs. Il ajoute : «Coralie connaît votre écriture ; écrivez, madame, la lettre que je vais vous dicter : "Mon ami, j’apprends que vous êtes ruiné en spéculant sur les fonds publics. Je vous offre ma main et toute ma fortune"». Le public ne peut se rassasier de voir l’amant timide, très bien joué par Gonthier, dicter à la femme qu’il adore une déclaration d’amour pour lui-même. Cette lettre produit son effet sur Coralie qui ne peut plus rien espérer désormais de la sœur de son amant et qui part pour Londres avec l’Anglais. Dans cette charmante comédie, le rôle de la danseuse, belle et sotte, est admirablement joué par Clozel.
Cette pièce est pleine d’actions et de péripéties. C’est en cela que le nouveau théâtre se distingue en France des vieux drames du temps de Louis XIV, qui abondaient en discours longs et spirituels avec peu d’action et encore moins de péripéties. Nous nous rapprochons du théâtre anglais. Il y a aussi beaucoup d’action dans une tragédie de M. Lebrun, intitulée le Cid d’Andalousie, et qui va être jouée au Théâtre-Français par Talma et Melle Mars.
Le roi, dans cette pièce qui repose sur un fait historique du XIIe siècle, devait être bâtonné dans l’ombre par le Cid. M. le Premier gentilhomme de la Chambre du Roi déclara qu’il ne souffrirait pas qu’un roi reçoive des coups de bâton sur la scène. M. Lebrun a imploré le gentilhomme de la Chambre pendant une année et a consenti à la fin que le roi d’Andalousie ne reçût que des coups de plat d’épée. M. Lebrun a alors porté sa pièce au censeur dramatique qui, pour ne pas demeurer en reste de loyalisme avec le gentilhomme de la Chambre, a proclamé à son tour qu’un roi ne saurait être frappé du plat d’une épée ; il insista pour que le Cid, en voyant le roi, portât seulement la main à la garde de son épée. Cette action doit provoquer la vengeance du roi et être la source de toutes les calamités de la pièce. Vous voyez à quelle extrémité l’art dramatique est réduit en France. Le Gymnase n’ayant pas de gentilhomme pour le conduire et ne recevant pas trois cent mille francs du roi a un peu plus de liberté et on s’y entasse jusqu’à étouffer tous les soirs.
J’aurais encore à vous parler de huit ou dix nouveaux livres, mais je les laisse pour ma prochaine lettre. Dans cette première lettre, je n’ai voulu que vous nommer la plupart des hommes de lettres de quelque talent et vous désigner les deux partis principaux qui se partagent notre littérature : le parti de Jouy, Étienne et Cie et celui des disciples de Kant et de Cousin.
- Stendhal, Œuvres complètes, éditions Arvensa, mars 2019 (e-book).
- Stendhal, Lettres de Paris, 1825, (texte Henri Martineau), présentation par José-Luis Diaz, éd. Le Sycomore, 1983, p. 73-89.
3 - Couverture de London Magazine, janvier 1825
couverture du London Magazine,
numéro de janvier 1825 dans lequel Stendhal
publie sa première Lettre de Paris
4 - «Les partis qui divisent notre littérature», Stendhal, 1825, tableau
Stendhal distingue trois "partis" dans la littérature, en 1825