Edith Wharton, "Les Chemins parcourus" (1932)
Edith Wharton
Les Chemins parcourus (1932)
Je viens de lire Les Chemins parcourus (1932), mémoires d’Edith Wharton (1862-1937). Je la connaissais jusqu’alors seulement par ses écrits sur le Maroc (1920).
Plongée dans des mondes révolus : l’aristocratie new-yorkaise d’avant 1900, c’est-à-dire d’après la guerre de Sécession ; la haute culture, acquise sans/contre sa famille ; les voyages, séjours puis installation en Europe (Paris, Hyères, Saint-Brice-la-Forêt), permis par la fortune et motivés par le bon goût ; sa passion pour l’Italie du XVIIIe siècle («À vrai dire , tout le monde – historiens et critiques d’art – fait comme si l’Italie avait cessé d’exister à la fin de la Renaissance», p. 103) ; le compagnonnage avec Henry James (elle lui fait découvrir Proust), la fréquentation des salons américains (ennuyeux), anglais (très ouverts), français (très codifiés, comme celui de la comtesse de Fitz-James), ces derniers basés sur l’intimité et la continuité (p. 245).
«Toute la raison d’être du salon français se base sur le goût national pour la conversation générale. Les causeries à deux qui dissocient les dîners anglo-saxons, et isolent les convives, seraient considérés non seulement comme stupides mais comme mal élevés dans une société où les relations humaines consistent en un échange perpétuel, en une sorte de marché où l’on attend de chacun qu’il apporte ses meilleurs produits pour faire du troc» (p. 254).
Quel écart avec les «salons» des réseaux sociaux… !
l’aristocratie ne produit plus ces figures intellectuelles
Les destins comme celui d’Edith Wharton ont désormais disparu. L’aristocratie ne produit plus ces figures intellectuelles et culturelles de haute volée. L’avait-elle anticipé quand elle écrit : «Dans toute société, une classe oisive et cultivée a sa place et sa nécessité ; mais, dès le début, nos institutions [américaines] nous ont conduits à gâcher cette classe au lieu de l’utiliser», p. 98) ?
La France de la Belle Époque se sort bien des expériences whartoniennes : «À Paris, personne ne peut vivre sans littérature, et le fait que je fusse un écrivain professionnel [sans écriture inclusive !], au lieu d’effrayer mes amis élégants, les intéressait beaucoup. Si l’Académie française [Edith Wharton est notamment amie avec Paul Bourget] n’avait servi à rien d’autre qu’à établir un lien hautement civilisé entre le monde et les lettres, cette fonction aurait déjà justifié son existence.
Mais c’est une illusion de penser qu’une telle institution puisse rendre le même services dans d’autres sociétés.
La culture est, en France, une qualité éminemment sociale, tandis qu’on pourrait aussi bien dire qu’elle est antisociale dans les pays anglo-saxons. En France, où la politique divise brutalement les classes et les coteries, les intérêts artistiques et littéraires les unissent ; et, partout où deux ou trois Français cultivés se rencontrent, un salon se constitue aussitôt» (p. 244).
Qu’avons-nous fait d’un tel héritage ?
Michel Renard
12 novembre 2017
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autres extraits
Privée de la base irremplaçable du latin et du grec, je n’ai jamais appris à me concentrer, sauf sur des sujets qui m’intéressaient spontanément… (p. 56)
J’ai dit qu’on m’avait enseigné seulement deux choses dans mon enfance : les langues modernes et les bonnes manières. Maintenant que j’ai assez vécu pour voir comment certains se dispensent de ces deux branches de la culture, je m’aperçois qu’il y a des systèmes d’éducation bien pires. Mais, par justice envers mes parents, j’aurais dû indiquer un troisième élément dans ma formation : un certain respect pour la langue anglaise telle qu’on la parle dans le meilleur usage. L’usage, dans mon enfance, faisait autant autorité dans la langue parlée que la tradition dans le comportement social.
Et c’est parce que notre petite société vivait encore dans la lumière reflétée d’une culture établie depuis longtemps, que mes parents, qui étaient loin d’être des intellectuels, qui lisaient peu et n’étudiaient pas du tout, parlaient néanmoins leur langue maternelle avec une perfection scrupuleuse, et tenaient à ce que leurs enfants fissent de même. (p. 57)
Si, comme Egerton Winthrop, j’ai toujours vécu parmi les mondains, ils ne m’ont jamais beaucoup impressionné, et il essayait sans cesse de me convaincre de remplir le rôle qu’il estimait que je devais jouer à New-York, où mon mari et moi avions la plus petite des maisons ; mais je le soupçonne qu’il était secrètement envieux d’une indifférence au monde chic que lui-même ne fut jamais capable d’acquérir.
Bien qu’il eût près de deux fois mon âge, j’étais son aînée à cet égard, et je pense qu’il en avait conscience. Mais l’homme qui était mon ami était tellement différent du dîneur en ville et du donneur de bals que je me rendais compte de l’existence de ce dernier aspect que lorsqu’il m’emmenait avec lui pour corriger mon pu de considération pour la société. Quand nous étions seuls, je ne voyais que l’amoureux de livres et de tableaux, le polyglotte accompli et le lecteur avide, dont les curiosités éternellement juvéniles m’apprient à ouvrir les yeux et à analyser ce que je voyais. Il était trop tard pour que j’acquière la discipline mentale qui m’avait manqué dans mes études, mais mon nouvel ami dirigea et systématisa mes lectures, et combla certaines des piires lacunes de mon éducation.
C’est par lui que je connus les grands romanciers, historiens et critiques littéraires français de l’époque ; mais son cadeau le plus important fut de m’introduire dans le monde merveilleux de la science du XIXe siècle. Ce fut lui qui m’offrit Darwin et le darwinisme de Wallace, et L’Origine des espèces, lui qui me fit connaître Huxley, Herbert Spencer, Romanes, Haeckel, Westermarck, et les divers interprètes populaires de la grande théorie évolutionniste.
Mais il serait oiseux de prolonger cette liste, et vain de vouloir transmettre aux jeunes générations le sentiment écrasant des immensités cosmiques que ces «fenêtres magiques» introduisirent dans notre petit univers géocentrique. (p. 96-97)
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images et portraits
New-York, 5e Avenue à la fin du XIXe siècle
Pencraig, cottage de la famille d'Edith Jones (devenue Wharton par mariage)
Pencraig, cottage de la famille d'Edith Jones
Edith Wharton avec Henry James (à gauche) et Howard Sturgis (à droite)
The Mount, résidence d'Edith Wharton du temps de son mariage
The Mount, résidence d'Edith Wharton à Lenox, ville du Massachusetts
Edith Wharton pendant la Premierre Guerre mondiale
Edith Wharton à son bureau, années 1930
Edith Wharton, Sainte-Claire du Château à Hyères
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les livres d'Edith Wharton